Apartheid cinématographique?
Est-ce qu’une forme d’«apartheid» social a remplacé l’apartheid racial? C’est à nouveau une Afrique du Sud sonnée par une violence inouïe qui a ressurgie au grand écran, lors de la clôture du Festival de Cannes.
Mais « Zulu », du réalisateur Jérôme Salle, réclame aussi être représentatif d’une réalité restée hanté par les fantômes de l’apartheid et encore loin de la réconciliation officiellement proclamée.
En même temps, certains dénoncent un «apartheid» au sein de l’industrie cinématographique. Au pilori: la montée de films produits en afrikaans, la langue des descendants des colons néerlandais.
Des hommes torturés et mutilés, des enfants cobayes drogués, des femmes et des grands-mères violées et assassinées, et la volonté du pardon qui ne résiste pas à la violence perpétuellement subie, voilà les ingrédients du nouveau film de Jérôme Salle. Dans l’Afrique du Sud de Zulu, la violence explose littéralement entre Blancs et Noirs, entre riches et pauvres, et entre trafiquants de drogues. En passant, le réalisateur français dresse un portrait saisissant de la société sud-africaine : des townships de Cape Town jusqu’aux quartiers des gangs des Cape Flats.
Le film, d’après le roman « Zulu » de Caryl Férey, établit sa propre «commission vérité et réconciliation» en écho aux commissions mise en place par le gouvernement après la fin de l’apartheid pour éviter l’engrenage de la vengeance. Jérôme Salle voulait faire un «vrai film sud-africain» pour un public sud-africain, avec une sensibilité et des acteurs (à l’exception des rôles-titres assurés par Forest Whitaker et Orlando Bloom) sud-africains.
En effet, le scénario de Zulu ratisse large dans le subconscient sud-africain et joue avec les douleurs toujours présentes, issues de l’apartheid : les inégalités et l’injustice y sont omniprésentes, comme le processus de la réconciliation qui y fait l’impasse en donnant carte blanche à un Blanc resté raciste.
Jérôme Salle montre aussi le jeu pervers d’un industriel afrikaner qui – grâce à l’amnistie – peut perpétuer sa haine et ses expérimentations pharmaceutiques aussi lucratives que cruelles et mortelles contre les Noirs. Du début jusqu’à la fin, ce sont toutes les couches de la société qui se déchirent au grand écran au détriment d’une réconciliation acclamée par la politique.
Malgré la justesse des propos, n’empêche, le dernier film vraiment sud-africain en compétition officielle du Festival de Cannes reste « Friends » de la réalisatrice Elaine Proctor, projeté il y a 20 ans, lors de l’édition 1993. Et Jérôme Salle demeure un cinéaste français qui a préparé et tourné un film en Afrique du Sud, comme de plus en plus de réalisateurs.
Selon le ministère du Commerce, le nombre de films réalisés en Afrique du Sud (271 films depuis 2008) a quintuplé depuis 2004. La valeur économique de l’industrie cinématographique a également bondi d’une manière spectaculaire: de 1,3 milliard de rands en 1998, à plus de 2,2 milliards de rands en 2012. Et avec « Mad Max 4 », tourné avec l’actrice sud-africaine Charlize Theron, le pays a fêté en 2013 la plus grosse production jamais réalisée en Afrique du Sud.
«Actuellement, l’industrie cinématographique augmente très vite en Afrique du Sud. Elle contribue à une hauteur de 3% du PIB et emploie plus que 25 000 personnes. Et nous sommes convaincus que l’industrie du film prendra encore beaucoup plus d’ampleur. On vient d’installer une commission nationale de film et aussi un fonds pour soutenir la production cinématographique. Nous voulons produire plus de films pour raconter l’histoire de l’Afrique du Sud», a déclaré Paul Mashatile, le ministre sud-africain des Arts et de la Culture.
«Nous avons des structures en place pour aider à la production d’un film», admet le cinéaste et producteur sud-africain Ramadan Suleman, coprésident de la South African Screen Federation (SASFED). Mais, malgré le nombre multiplié de films produits en Afrique du Sud, Suleman reste sceptique: «Ce n’est pas suffisant pour provoquer un grand changement dans le pays. Nous avons beaucoup plus d’étrangers qui viennent tourner leur film en Afrique du Sud que de réalisateurs sud-africains : des Américains, des Anglais exploitent notre situation. J’entends beaucoup parler de chiffres. Mais nous sommes en crise en Afrique du Sud».
Plus précisément, le réalisateur souhaite dénoncer une sorte de «apartheid» cinématographique qui favoriserait à nouveau la petite minorité blanche au détriment de la population noire. Selon Suleman, c’est ce phénomène qui se cache derrière les chiffres qui font tellement rêver. «Il existe aujourd’hui une industrie afrikaner, basée sur langue et la culture afrikaner. Donc nous avons deux industries: une industrie qui exige d’être tournée dans nos langues comme l’anglais ou le zoulou et une industrie en langue afrikaans. En tant que Sud-Africain, si vous ne tournez pas dans cette langue, vous n’aurez pas de l’argent. Donc il y a aussi – si je peux oser de le dire – une forme d’apartheid qui émerge en utilisant cette langue, à travers du pouvoir économique de ce peuple. Actuellement, il existe un débat là-dessus, mais on n’en parle pas, on préfère de parler de chiffres».
Aujourd’hui, 40% des productions sud-africaines sont des productions afrikaners, souvent des films de divertissement en afrikaans avec leurs héros afrikaners, offrant une vision très peu politique du pays. Les descendants des colons néerlandais semblent ainsi avoir trouvé une recette pour revitaliser leur cinéma en afrikaans. L’ancien système d’aides publiques qui avait soutenu la diffusion en afrikaans a été arrêté après la fin de l’apartheid.
En 2002-2003, aucun film en langue afrikaans n’était sorti en Afrique du Sud. Mais avec 17 films en 2012-2013, le cinéma afrikaner a atteint à nouveau des sommets dans le cadre d’un nouveau système d’aides publiques, créé en 2008, qui permet la production de 20 à 25 films sud-africains par an.
Souvent, il s’agit des comédies très appréciées par cette minorité blanche qui vit majoritairement dans les agglomérations urbaines et fréquente les 734 salles de cinéma existantes en Afrique du Sud. « Comme les Afrikaners ont le pouvoir économique, depuis un certain temps, vous avez des investisseurs afrikaners qui investissent dans des films en langue afrikaans. C’est un phénomène qui existe depuis deux ou trois ans. Ils arrivent à tourner leurs films, à projeter leurs films dans des salles de cinéma et de faire des bénéfices! Parce que leur peuple est cultivé. Voilà la réussite de l’apartheid par rapport à un projet socialiste et culturel pour les Afrikaners. Et cela marche. Quand vous tournez aujourd’hui un film en afrikaans, la population afrikaner va aller au cinéma. Vous avez aussi une télévision privée afrikaans sous la tutelle de DStv.com, une institution afrikaans qui investit énormément d’argent dans le cinéma», explique Ramadan Suleman selon qui, le cinéma postapartheid reste extrêmement fragile sur le plan économique et politique. Mais peut-on dire autant qu’une forme de discrimination sociale est en train de se transformer en «apartheid» social dans le domaine cinématographique?
Pour Christopher Till, le directeur de l’Apartheid Museum à Johannesburg, il s’agit d’un «problème qui tourne autour de la langue et la culture, mais je ne pense pas qu’on peut parler d’une discrimination. Il s’agit d’adopter sa propre culture, comprendre sa propre langue, mettre sa propre identité dans le cinéma. Cela ne répond pas à un processus politique comme l’apartheid. C’est un processus social».
Paul Mashatile, le ministre sud-africain des Arts et de la Culture, refuse également de parler d’une forme d’apartheid: «Non, il y a aujourd’hui beaucoup de Noirs qui produisent des films en Afrique du Sud. Pour cela je suis très confiant qu’ils arriveront à raconter leur propre histoire de l’Afrique du Sud. Et nous, en tant que gouvernement, nous soutenons ces nouvelles initiatives».