Danse Sans Frontières!
C’est un tremblement de pas, de voix, de sons, de mots et d’histoires, ressentis, ressortis et transmis à travers d’un corps d’un danseur multiforme, Qudus Onikeku.
Au Festival d’Avignon, avec Qaddish, le chorégraphe nigérian présente jusqu’au 13 juillet une chorégraphie théâtrale très riche en propos et très forte en émotions. Entretien.
Le Kaddish fait partie de la liturgie juive, une prière pour Dieu, entonnée lors des funérailles. Quelle est la motiviation derrière votre Qaddish?
Je crois qu’on est en train d’entrer dans un autre cycle. Les gens pensent qu’on est encore au 20e siècle alors qu’elle est devenue un autre siècle. Et la fin de chaque chose vibre. Au Festival d’Avignon vous pouvez trouver d’autres Kaddish et il y a plusieurs pièces sur l’enterrement et sur la mémoire.
Je fais partie de ces gens qui ont cette sensation qu’il y a quelque chose à se rappeler. Il y a un souvenir qui nous échappe. D’où ce besoin d’aller au-delà de cette amnésie collective. Il faut maintenant que chacun à sa place regarde devant soi-même et dit: «Who am I» [«Qui suis-je?», ndlr] et qu’est-ce que j’ai fait.
Qu’est-ce qui a provoqué chez vous la nécessité de créer Qaddish?
En 2009, j’ai commencé une trilogie qui a démarré avec la Solitude, après je suis entré dans une question de Tragédie, et maintenant la Mémoire. Comme on est dans une phase de reconstruction, la question qui se pose est : il faut reconstruire à partir de quoi ? On ne peut pas reconstruire à partir de quelque chose qui est déjà détruite.
Il faut revenir à une certaine mémoire. La maison était comment avant la destruction ? Après, on se souvient : ah oui, ma mère m’avait raconté que… à partir de là, il faut faire tous ces voyages dans la mémoire, chercher tous ces gens qui ont ces particules de souvenirs de la « maison ». Donc nous avons fait un voyage spatial et spirituel. Ce n’est pas une histoire sur la mort. De toute façon, la mort n’existe pas, il n’y a que des transitions. Nous croyons que quand les gens partent d’ici, ils transitent. C’est là qu’ils deviennent vraiment immortels. Pour nous, la question de la mort comme quelque chose qui fait peur, cela n’existe pas. Autrement dit : chaque moment de transit est la mort.
Vous dites qu’il faut réaccorder les corps, que vous voulez rentrer dans la tête de votre grand-père et que la mémoire de votre grand-père est déjà présente dans votre corps. Comment faites-vous pour y accéder?
La mémoire est déjà là dans le corps, mais c’est une mémoire qui n’est pas complète, qui est presque invisible. Quand vous dormez, quelques fois vous rêvez d’une façon très claire, mais quand vous vous réveillez, cela vous échappe. Vous ne pouvez plus reconstruire le rêve. Donc il faut essayer de le reconstruire tous les jours. Le corps, il sait qu’il y avait un rêve.
Pour accéder aux rêves, il y a la psychanalyse, quelle est votre technique pour accéder à la mémoire du corps?
Je lis beaucoup sur la psychanalyse. Mon approche passe par le corps, par la danse. Mon corps entre en transe. La transe est pour moi simplement un voyage qui nous transforme. Comment faut-il faire ce voyage et par quoi, par qui, à quelle mesure ? À partir de cela on a construit Qaddish.
Pour accéder à la mémoire de votre grand-père, enraciné dans la culture yoruba, vous passez aussi par des danses modernes et contemporaines. Est-ce un paradoxe d’accéder à la tradition par la modernité?
Non, parce que je suis moderne. Ma mémoire consciente est la modernité, mais ma mémoire inconsciente est la tradition. J’ai fait pas mal de voyages, j’ai appris la danse hip-hop, la danse traditionnelle, le t’ai chi, la capoeira, la danse butô… C’est moi qui ai vécu tout cela qui fais ce voyage. Il n’y a pas de distinction entre modernité et tradition. Quand vous allez en Afrique, dans n’importe quel village, vous voyez des gens avec des téléphones portables et des voitures, mais ils ont en même temps leurs Dieux et leurs traditions. Pour nous, en Afrique, il n’y aucun conflit entre la tradition et la modernité. Ils vivent ensemble.
Au début de la pièce, vous êtes au sol, presque comme un mort, vous essayez de vous relever, jusqu’à l’épuisement, mais vous réussissez, avec des rebondissements dansés et des chutes au sol spectaculaires. Est-ce que cette partie est emblématique de votre vie?
Non, c’est un voyage. C’est un voyage qu’on ne peut pas faire physiquement, il faut passer par un tunnel. Il faut passer par une transition. C’est une métaphore sur le comment on peut entrer dans cette transition, passer à un autre registre qui n’est pas sur terre.
Sur scène, il y a votre corps, un sage qui nous accompagne pendant vos histoires, la voix céleste d’une soprano, un violoncelle, une guitare électrique…
Tout cela est l’homme qui voyage et qui rencontre des gens différents qui lui donnent des conseils. Je suis issue de la culture yoruba, mais cela ne veut pas dire que je ne lis pas aussi des livres d’auteurs autrichiens, allemands, américains ou français. Nous vivons de plus en plus dans un monde partagé. On ne peut pas construire le monde seulement à partir de notre idée unique. Donc il y a pas mal de croisements que je cherche à travers de ce spectacle. Il y a un mystère.
Cette année, le Festival d’Avignon est surtout dédié aux auteurs et artistes africains. Qu’est-ce que cela changera pour vous, pour la danse, le théâtre?
D’abord, est-ce que cela va changer quelque chose? J’imagine que cela va changer quelque chose en faveur d’un monde beaucoup plus ouvert aux créateurs africains qui amènent des visions très différentes et nouvelles. Un journaliste du journal Le Monde m’avait récemment dit que Lagos commence à devenir une capitale culturelle. J’ai répondu: «Commence?» [rire].
Après Fela Kuti [1938-1997, ndlr], après Wole Soyinka [premier auteur noir lauréat du prix Nobel de littérature, qu’il obtient en 1986, ndlr] ? Donc je pense que ce Festival peut aussi aider à ouvrir les yeux pour voir ce qui se passe dans le monde de l’art. Avignon est un endroit assez magique pour cela. Qaddish, de Qudus Onikeku, du 6 au 13 juillet au Festival d’Avignon.