Scribes au crible?
Misganew Andeurgay change sa plume en bambou pour une autre, la plonge dans un petit pot de liquide visqueux et, sur une page en parchemin remplie d’un manuscrit noir, commence à tracer dans l’encre rouge écarlate le mot amharique pour dieu.
Depuis des siècles, des scribes éthiopiens comme Misganew écrivent des textes sacrés dans des manuscrits réalisés à partir du cuir et avec un respect révérencieux, y inscrivant à l’encre rouge des noms saints.
« C’est un travail difficile, mais je l’aime« , déclare Misganew, 50 ans, qui enseigne et pratique l’art d’écrire la calligraphie amharique, depuis 21 ans. Il ajoute que s’asseoir sur le sol pendant des heures à écrire fait que les genoux et les jambes lui font mal.
Il a parcouru 700 kilomètres depuis Gondar, dans le nord de l’Ethiopie, pour venir travailler à Debre Libanos, à 100 km au nord d’Addis-Abeba, la capitale du pays car, dans cette région, le cuir est plus accessible et il peut se faire plus d’argent. Sa famille, y compris ses 5 enfants, l’attendent à Gondar.
Mais on craint de plus que la tradition manuscrite de l’Ethiopie ainsi que les nombreux moyens de subsistance et les compétences qui lui sont associées – telles la calligraphie, la production de parchemin, la reliure de livres et les arts d’illustration – sont menacés.
La croissance économique de l’Ethiopie a atteint la moyenne de 10% depuis 2004. Cela devrait se poursuivre dans les années à venir avec un taux de croissance de 8% quelque peu réduit, mais toutefois élevé. Bien que l’histoire de l’économie de ce pays de la Corne de l’Afrique soit encourageante en apparence, ce n’est vraiment pas une histoire d’une hausse de la prospérité qui a fait monter tout le monde avec elle.
Les scribes, par exemple, ont été négativement affectés par l’industrie naissante de cuir du pays. En 2011, les expéditions totales de cuir et de produits en cuir ont généré 2,8 milliards USD et, d’ici à 2020, ce chiffre pourrait augmenter de 4 milliards USD, selon le ministère de l’Industrie de l’Ethiopie. Mais cette tendance apparemment positive a fait grimper le prix du cuir, la matière première dont dépendent les scribes.
La réalisation de manuscrits devient de plus en plus chère tout en consommant déjà énormément de temps par rapport à la presse écrite. Pour cette raison, la production de manuscrits en parchemin en Ethiopie baisse, explique John Mellors, un éthiophile et chercheur indépendant qui visite régulièrement l’Ethiopie depuis 1995.
« L’autre problème est que les scribes ont de plus en plus du mal à trouver des mécènes qui ont traditionnellement acheté des livres pour les églises ou pour eux-mêmes« , indique Mellors, expliquant que beaucoup de gens dans les grandes villes présument que les livres en parchemin ont cessé d’être fabriqués il y a plusieurs années et n’envisageraient donc même pas de commander la réalisation d’un livre, explique-t-il.
Misganew travaille pendant environ 12 heures par jour puisqu’il trace lentement et régulièrement des caractères amhariques gracieux le long de rainures faibles gravées dans le parchemin.
A la fin du mois, il peut généralement produire un livre d’au moins 32 pages, qui pourrait être vendu à environ 3.000 birrs (157 dollars) – s’il arrive à trouver un client.
Mais en général, le revenu moyen des scribes est maintenant si faible qu’il décourage une nouvelle génération d’embrasser le métier, mettant davantage en danger la tradition des manuscrits, indique Mellors.
Il est généralement admis que l’origine de la fabrication de parchemin trouvée en Ethiopie aujourd’hui remonte probablement aux moines chrétiens qui ont bravé la traversée de la mer Rouge autour du 4ème siècle et qui ont amené avec eux la Bible.
« Ces textes étaient ensuite copiés par des scribes sur des parchemins au moyen de techniques qui semblent avoir très peu changé jusqu’à nos jours« , déclare Mellors.
Il existe des méthodes en Ethiopie qui n’ont pas été utilisées dans la production de parchemin en Europe depuis plus de 1.000 ans, indique Richard Pankhurst, une autorité de renom en matière d’illustration par des manusripts en Ethiopie, ajoutant que « cela rend unique l’Ethiopie en matière de conservation de la tradition si loin jusqu’à l’âge moderne« .
Toutefois, la question est de savoir pendant combien de temps elle peut survivre dans ces temps modernes.
« La méthode de base pour la fabrication de manuscripts en parchemin en Ethiopie devrait survivre puisqu’elle est déjà assez bien documentée« , indique Mellors.
Des inquiétudes subsistent bien que Pittards, le fabricant britannique de cuir, qui s’est approvisonné en cuir auprès de l’Ethiopie pendant près de 100 ans, ait annoncé qu’il veut donner quelque chose en retour en aidant à protéger l’ancienne tradition de fabrication de manuscrits en parchemin du pays et les compétences qui lui sont associées.
« Nous ne voulons pas finir par arriver juste aux iPads. Nous devons promouvoir les compétences [en manuscrit] de façon moderne et les rendre utiles pour la vie contemporaine« , affirme Hasen Said, conservateur en chef du Musée ethnologique à Addis-Abeba, qui affirme que les nouvelles technologies ainsi que les anciennes formes peuvent coexister dans un pays comme l’Ethiopie qui a une riche histoire tout en devenant plus qu’une nation globale.
Le monastère médiéval de Debre Libanos, qui abrite la dernière école des apprentis scribes, est une source d’espoir que la tradition de la production de manuscrits en parchemin survivra, estime Hasen.