« Vous souvenir que vous pouvez mourir est la meilleure façon d’éviter de penser que vous avez quelque chose à perdre », expliquait Steve Jobs en 2005, après avoir échappé à un cancer du pancréas. En 2009, une greffe du foie réalisée à Memphis, à l’issue d’une course folle en hélicoptère, lui donnait une nouvelle chance. Cette fois-ci, la maladie a été la plus forte… Celui qui, après le Macintosh, a changé la donne de la musique (iPod), de la téléphonie (iPhone) et de la télévision (iPad) vient de s’éteindre. Quand il est né, les téléphones avaient des cadrans, les télévisions ressemblaient à des cubes et on écoutait la musique encore sur des 78 tours. Le fondateur d’Apple a passé sa vie à changer la nôtre…
L’histoire commence pourtant par une fin de non-recevoir. Quand ils le mettent au monde en février 1955, l’étudiant en sciences politiques Abdulfattah Jandali, venu de Syrie trois ans plus tôt, et Joanne Schieble, élève en psychologie d’origines allemande et suisse, estiment qu’ils ne pourront subvenir aux besoins du petit Steve. Ils ne sont alors qu’étudiants et décident de l’abandonner.
Une vérité que Jobs découvrira sur le tard. Un coup de massue d’autant plus douloureux que ses parents naturels garderont Mona, sa soeur cadette. Cette dernière, mariée un temps à un scénariste des Simpson, racontera dans The Lost Father l’histoire de leur famille décomposée.
Une terreur à l’école
Le petit Steve atterrit à Palo Alto, à une demi-heure de route au sud de San Francisco. Ses parents adoptifs, Paul, employé d’une entreprise de lasers, et Clara Jobs, comptable, habitent un pavillon doté d’un garage. À l’école primaire, Steve est une terreur.
« On mettait des serpents dans la salle de classe et on faisait exploser des bombes à eau« , confesse-t-il à Playboy en 1985. Un jour, il ingurgite du poison pour fourmis et est envoyé illico presto aux urgences… Dilettante? Oui, mais avec une certaine suite dans les idées. À 12 ans, il déniche dans le bottin le numéro de Bill Hewlett, cofondateur de l’entreprise star de la Silicon Valley. Le vétéran répond gentiment à ses questions durant 20 minutes. Et offre à Steve un « job d’été » d’assemblage de composants qu’il effectuera trois ans plus tard.
Quand ils l’ont pris sous leur aile, les Jobs s’étaient engagés à lui faire suivre des études. Ce sera au Reed College, dans l’Oregon. Là aussi, il trouve le temps long.
« Il dormait à même le sol en écoutant en boucle Tambourine Man et Hurricane de Bob Dylan, ses cheveux collés à un énorme transistor« , se souvient Daniel Kottke, un des pensionnaires. Les deux se lient alors d’amitié avec Robert Friedland, un fort en gueule de cinq ans leur aîné, qui fera fortune par la suite dans les mines au Venezuela. Mais, surtout, « Toxic Bob », comme Friedland sera surnommé à la suite de l’explosion d’une de ses mines dans le Colorado, possède un verger dans l’Oregon. Apple doit son nom à ces après-midi d’automne « bohèmes », où Jobs, l’étudiant peu assidu, gamberge à l’ombre des pommiers.
Méditation et LSD
Ces divagations lui donnent le goût de l’aventure. Jobs ferait alors n’importe quoi pour se rendre au Kumbh Mehla, plus gros rassemblement religieux du monde qui se tient tous les 4 ans en Inde, sur les bords du Gange. Il rêve d’y rencontrer Maharishi Mahesh Yogi, un adepte de la méditation transcendantale dont les enseignements ont été suivis par les Beatles et Mia Farrow.
Il convainc ses parents de lui offrir un billet en 1974. Il n’a que 19 ans, ne découvre pas de grand maître, mais le LSD, de terribles indigestions, et le goût de l’inconnu. Un jour, alors qu’il parcourt l’Himalaya, Jobs rencontre un moine qu’il ne connaît ni d’Ève ni d’Adam. Le Californien parle avec lui de l’origine de la vie, et accepte de se faire tondre la tête en signe de « purification ».
De retour dans l’Oregon, au bout de 4 mois, Jobs plaque tout. Plus question de passer l’examen final. L’école de la vie s’avère plus difficile que l’école tout court.
« Je ramassais les bouteilles de Coca-Cola pour récupérer la consigne de cinq cents« , reconnaîtra-t-il en 2005, lors d’un retour sur sa vie devant les étudiants de Stanford. Chaque dimanche soir, il parcourt à pied les 10 kilomètres qui le séparent du temple Hare Krishna de Portland pour obtenir un repas (végétarien) gratuit. Il sèche les cours donc, à l’exception de l’enseignement de la calligraphie. Il y découvre les empattements. Ces terminaisons des caractères proviennent de la trace laissée par le pinceau lorsque la main s’élève en achevant le geste d’écriture.
« Cette initiation influera la manière d’écrire sur un Mac. Et comme Microsoft s’est borné par la suite à copier notre interface, tous les propriétaires de PC ont pu en bénéficier« , expliquera-t-il toujours à Stanford. Le ton est donné.
1 820 dollars
Car, entre-temps, Jobs a rencontré Steve Wozniak chez Hewlett-Packard. « Enfin, il trouvait quelqu’un qu’il avait envie d’écouter », se souvient Bill Fernandez, un copain de fac, qui a présenté les deux Steve. Tous deux sont passionnés d’électronique, mais Woz, de quatre ans son aîné, est plus bidouilleur. À 11 ans, aidé de son père, il a déjà assemblé une radio ! Au tout début de l’informatique, Woz met au point un ordinateur baptisé Cream Soda Computer, en référence à la quantité de boisson gazeuse qu’il a ingurgitée lors de sa conception. « C’est ce type d’objet qu’il faut vendre ! » hurle Jobs à Woz, qui n’y voyait qu’un jouet d’adolescent attardé. Jobs tanne Woz pour qu’il abandonne son poste chez HP et vende jusqu’à sa HP 65, une des premières calculatrices de poche. Jobs, qui vient de commencer un boulot chez Atari (il en est le 40e employé), refourgue de son côté sa camionnette Volkswagen.
En tout, les deux Steve mettent 1 820 dollars de côté. Un petit butin qui leur permet d’acheter des microprocesseurs. Et d’amorcer la production de leur premier ordinateur dans le garage des Jobs : l’Apple I, composé d’un clavier en bois gravé à la main. Les compères en écoulent 150 la première année. Enfin libre !
Jobs ne sera plus obligé d’habiller les répliques miniatures des personnages d’Alice au pays des merveilles à trois dollars de l’heure, comme en 1972 au Westgate Mall, un centre commercial de San Jose… Il faut alors passer aux choses sérieuses. Le look Levis 501 et baskets New Balance en effraie alors plus d’un. « Pourquoi vous m’avez envoyé ce renégat? » s’emporte l’investisseur Donald Valentine, quand il le rencontre en 1972. Beau joueur, cette figure du capital risk recommande tout de même Jobs à Mike Markkula, un ex d’Intel. Il signe le premier chèque (250 000 dollars) qui permet à Apple de se doter de ses propres bureaux à Cupertino.
Contre IBM et Microsoft
Dès sa création, Apple se positionne en réaction à l’establishment. Au départ, l’ennemi à abattre s’appelle IBM, qui veut remplir le monde de ses ordinateurs gros comme des salles à manger. Dans la publicité 1984, réalisée par Ridley Scott, Big Blue a des allures de Big Brother et Apple vient libérer une armée d’esclaves. David n’est pas toujours de très bon goût avec Goliath : à l’instar de ce cliché qui le montre devant une affiche d’IBM, le sourire aux lèvres et le majeur au garde-à-vous. Microsoft, né en même temps qu’Apple, n’est guère mieux traité par le trublion: « Bill Gates aurait pu avoir l’esprit plus large s’il avait pris une fois de l’acide en étant plus jeune« .
Pour Jobs, avoir l’esprit large, c’est accorder une grande importance au design. À 20 ans, il est passionné des ouvrages de Stewart Brand (un écrivain qui, avec son « Whole Earth Catalog », invente une nouvelle manière d’écrire, truffée de collages), qu’il dévore dans sa nouvelle maison de Los Gatos. Sur les murs blancs de sa maison, Jobs ne tolère que des tableaux du peintre du début du XXe siècle Maxfield Parrish : la destruction créatrice.
« Tout ce dont j’avais besoin, c’était une tasse de thé, un briquet, une stéréo. Le design, ce n’est pas seulement l’apparence et la sensation, c’est aussi l’utilité« , explique-t-il à l’occasion d’un portrait réalisé par Diana Walker en 1982. En 2003, il déclare au New York Times : Séduit par la souris qu’Apple rend accessible au grand public, Andy Warhol est un des premiers adeptes du Macintosh, l’ordinateur qui succède à l’Apple II. Jobs commence à prendre confiance en lui.
Génial, mais ingérable
Son bébé, le Macintosh, n’attend pas. Jobs doit à la fois mobiliser une équipe de développeurs de talent et structurer l’entreprise. Il va réaliser alors la plus grosse erreur de sa vie. En 1985, il débauche John Sculley, patron de Pepsi. À cet as du marketing, Jobs lance « Dis-moi, John, tu préfères passer le reste de ta vie à vendre de l’eau sucrée ou bien à changer le monde ? » Tope là ! Au départ, tout va bien. Mais, très vite, l’indépendance de Jobs gêne.
« Ses propos naviguaient entre une nonchalance désarmante et des arguments qui partaient dans tous les sens« , déplore alors Sculley. Le nouvel homme fort décide de se séparer de ce génial ingérable. Et voilà Jobs viré de l’entreprise qu’il avait créée dix ans plus tôt !
Jobs vit mal cette mise à pied… « Si Apple devient un endroit où la romance a disparu, et où les gens oublient que les ordinateurs sont l’invention la plus formidable de l’homme, je pense que j’aurai perdu Apple.«
Il élabore alors un plan avec son ami Larry Ellison, le richissime patron d’Oracle, pour racheter Apple et revenir à sa tête. Au dernier moment, le plan n’est pas mis à exécution, mais Jobs a pris soin de garder une action de la firme. Ce qui lui permet de scruter, trimestre après trimestre, les résultats de l’entreprise…
Retour triomphal
Cette « traversée du désert » va se révéler salutaire. En 1986, il achète Pixar au producteur George Lucas (La guerre des étoiles) 10 millions de dollars. Il revendra le studio 7,4 milliards à Disney 20 ans plus tard. Entre-temps, il a transformé l’entreprise brinquebalante en boîte à tubes (Le monde de Nemo, Toy Story ou encore Monsters).
Toujours en 1986, Steve l’infatigable crée NeXT (au suivant, en anglais), une compagnie qui, espère-t-il, va inventer l’ordinateur idéal pour les étudiants. Si le système rencontre un succès d’estime (Ross Perot investit dedans et Jobs offre un ordinateur NeXt au roi Juan Carlos), il n’en vend que 50 000 unités. Un échec commercial donc, mais, à ce moment-là, Jobs va réussir son coup de maître : en 1996, l’obstiné persuade Apple de racheter NeXT et sa technologie. L’enfant prodigue est de retour: au départ simple conseiller de Gil Amelio (qui a remplacé Sculley), il deviendra patron en 2000.
À son retour, Jobs change tout: de la cafétéria, où il fait embaucher un spécialiste du tofu, aux salles de réunion, qu’il baptise du nom de peintres de la Renaissance. Il cite alors le hockeyeur star Wayne Gretzky: « Je me dirige où le palet va être, non là où il est allé. »
Surtout, il sort Apple de son carcan. Avec l’iPod, Steve Jobs devient le plus grand vendeur de morceaux de musique au monde. Et un Français, Jean-Marie Hullot, l’encourage à se lancer dans la téléphonie. L’iPhone sort en 2007, et l’iPad, une tablette multimédia à tout faire, en 2010. Des lancements qu’il orchestre au cours de shows enseignés dans les écoles de commerce. À l’instar de la « keynote » présentée le 2 mars pour le lancement de l’iPad 2. Alors qu’il est censé être de nouveau en congé maladie depuis trois mois, Jobs apparaît sur scène, le pas plus assuré qu’à l’accoutumée. One more thing ? Jobs poursuit l’ouverture des Apple Store. Il en existe aujourd’hui 357 dans le monde…
Et voilà Jobs, rejeté un temps par l’entreprise qu’il a cocréée, de nouveau porté aux nues. « C’est le patron capable des meilleurs come-back », explique Richard Branson, numéro un de Virgin. Même Bill Gates, l’ennemi des débuts, expliquera en 2008, plus de trente ans après la création d’Apple et de Microsoft, que « Steve Jobs est celui qui a le plus contribué à l’industrie informatique »… Jobs est de nouveau le boss. Quelqu’un se trompe dans la taille des caractères d’une présentation et il rentre dans une colère noire. « Il aurait fait un parfait roi de France », plaisantait dans Time dès 1982 Jef Raskin, un des principaux développeurs du Mac.
Google, le nouvel ennemi
Le pouvoir isole. Car, à ce moment-là, Apple, ex-symbole de la contre-culture, devient dominant. Les opérateurs téléphoniques en ont gros sur la patate de voir ce nouveau venu créer un modèle fermé qui lui permet de facturer directement des mini-programmes (applications) aux clients. Et Google, l’ami de toujours, devient un ennemi en 2009. « Je suis désolé, mais je ne me suis jamais lancé dans les moteurs de recherche« , moque Jobs.
Ces dernières années, Jobs semblait avoir réussi à faire la paix avec lui-même. En 1990, il a rencontré Laurene Powell, à l’occasion d’une conférence donnée à Stanford. Un an plus tard, le moine bouddhiste Kobun Chino Otogawa les a mariés au coeur du Yosemite Park. L’ex-banquière chez Merrill Lynch, reconvertie dans la vente de produits bio au sein de l’entreprise Terravera, lui a donné trois enfants, Reed, Erin et Eve, tout comme une certaine quiétude. Pour cette nouvelle progéniture, comme pour sa première fille Lisa, il avait des tonnes de projets. Ne venait-il pas de démolir la Jackling House, une gigantesque demeure du village de Woodside, pour en faire un paradis familial ? Bien décidé à ne pas reproduire l’erreur de New York où il avait retapé un triplex avant de le revendre en 2003 quinze millions de dollars au chanteur Bono sans l’avoir jamais occupé.
Le livre de Jobs se referme. Que retiendra-t-on de celui que le mensuel Forbes a nommé patron de la décennie ? Chris-Ann Brennan, la première femme qui a partagé sa vie, se souvient de ces nuits où il se réveillait un poing tendu vers le haut en hurlant « je veux conquérir le monde ! » Pour mieux croquer le personnage, elle sort un stylo. Et griffonne sur un coin de table un dessin resté jusqu’ici secret. En haut se trouvent un moine zen, en bas Henry Ford, à gauche François d’Assise et à droite… Hitler ! Steve Jobs, pour elle, se situait à la croisée de ces quatre personnalités. Avec sa part de lumière et d’ombre, mais avec une rage et une force qui ont galvanisé cet autodidacte jusqu’au dernier souffle. Jusqu’à en faire un des hommes qui a révolutionné notre quotidien.