« Reich…erche » aboutie!
L’histoire sidérante que révèle l’hebdomadaire allemand Focus dans son édition du 4 novembre commence par hasard. Dans un train entre Munich et la Suisse, en septembre 2010, les douaniers allemands contrôlent un voyageur. Ils saisissent une enveloppe contenant 9.000 euros en billets et pensent avoir affaire à une banale fraude fiscale. Mais Cornelius Gurlitt, se révèle inconnu des administrations de son pays, services des impôts et services sociaux: «un homme qui n’existait pas» dit de lui l’un des enquêteurs.
Les douaniers cherchent à faire l’inventaire des biens de ce fantôme. Ils identifient l’appartement qu’il loue à Munich et s’y rendent au printemps de 2011. Leur première surprise est d’y découvrir des nourritures périmées et avariées en quantité, entassées du sol au plafond et dans toutes les pièces. La deuxième est que, derrière les cartons de boîtes de conserves, sont dissimulées des œuvres d’art, à peu près 1.500.
La troisième – de loin la plus remarquable – est qu’il y a làdes tableaux d’Auguste Renoir, Henri Matisse, Pablo Picasso, Marc Chagall, Paul Klee, Oskar Kokoschka ou Max Beckmann. L’ensemble est estimé aujourd’hui à un milliard d’euros. Mais une telle estimation n’a guère de sens. Non seulement les œuvres ont pour auteurs la plupart des artistes majeurs des avant-gardes européennes du premier tiers du XXe siècle, mais leur histoire elle-même, qui commence à apparaître plus clairement, ne peut qu’accroître leur valeur.
PROVENANCE DES ŒUVRES
Les douanes allemandes, dans un premier temps, n’ont pas ébruité leur fabuleuse prise. Les œuvres ont été déménagées de l’appartement de Cornelius Gurlitt jusqu’à un dépôt officiel et protégé à Garching, banlieue de Munich. Là, des experts ont commencé l’enquête sur la provenance des œuvres. Recherche assez facile au demeurant: Cornelius Gurlitt avait pour père Hildebrand Gurlitt, historien de l’art et marchand, dont le nom est connu de ceux qui s’intéressent au pillage de l’Europe par les nazis durant la Seconde Guerre Mondiale. Mais on ne soupçonnait pas l’ampleur de ses activités.
Hildebrand Gurlitt naît à Dresde en 1895 dans une famille lettrée et artiste. En 1925, il devient le premier directeur du musée de l’Albert König Museum de Zwickau, dans sa Saxe natale. En 1930, il est démis de ses fonctions parce qu’il défend trop ostensiblement l’art moderne, que le parti nazi désigne déjà comme l’un de ses ennemis idéologiques. A cette date, Gurlitt est du côté des artistes contemporains –et persécutépour cette raison. Pour autant, après 1933, il devient l’un des acheteurs attitrés du Führermuseum qu’Hitler veut ériger à Linz: la reconversion laisse songeur. Désormais un homme sûr aux yeux du IIIe Reich, il peut développer en toute quiétude son commerce à Berlin et Hambourg.
En 1937, l’opération Entartete Kunst –art dégénéré–est orchestrée par Hitler et le parti national-socialiste, des hiérarques aux fonctionnaires subalternes. Près de 16 000 œuvres sont pillées dans les collections d’une centaine de musées allemands, mais aussi dans des collections privées juives.
« ENTARTETE KUNST »
Une exposition a lieu à Munich en 1937, sous ce même titre, Entartete Kunst. Elle a pour but de dénoncer dans l’art contemporain un complot – juif et bolchevique assurément – visant àla corruption de l’«âme allemande »et des traditions artistiques nationales. De nombreuses photographies et un opuscule qui fait office de catalogue renseignent sur ce qu’ont étécette manifestation, son antisémitisme, sa xénophobie, son ignominie. Expressionnisme, cubisme, futurisme, abstraction, Dada, surréalisme : aucun mouvement n’est épargné. Les artistes visés qui n’ont pas encore émigré comme l’ont fait déjà Max Beckmann, Max Ernst, Raoul Hausmann ou George Grosz, se retirent dans une semi-clandestinité que surveille la Gestapo – c’est le cas d’Otto Dix – ou se suicident – Ernst Ludwig Kirchner en 1938.
L’exposition terminée, restent les œuvres. Elles ne sont pas toutes détruites, loin de là. Le 31 mai 1938, Goebbels crée la Kommission zur Verwertung der Beschlagnahmten Werke Entarteter Kunst, commission pour l’exploitation des œuvres d’art dégénéré: il faut rentabiliser le pillage. Les membres de cette commission sont Alfred Rosenberg, Adolf Ziegler, Heinrich Hoffmann, Karl Haberstock et Robert Scholz. Ils ouvrent une salle de vente au château de Schönhausen, près de Berlin.
Quatre marchands y ont pour fonction de vendre les œuvres : Karl Buchholz, Bernhard Böhmer, Ferdinand Möller et Hildebrand Gurlitt. Selon la même tactique, pour financer le IIIe Reich, à Lucerne, en Suisse, la galerie Theodor Fischer organise le 30 juin 1939 la vente aux enchères des toiles susceptibles d’être achetées le plus cher : des Gauguin, des Van Gogh, des Picasso, des Chagall, des Beckmann sont acquis pour des collections européennes – le musée de Liège entre autres – et américaines – celui de Saint-Louis (Missouri) par exemple. Pendant ce temps, plus discrètement, les quatre marchands font leurs affaires. Ils vendent ou, dans le cas de Gurlitt au moins, ils stockent. Parmi les 1.500 œuvres retrouvées à Munich, près de 300 ont été identifiées comme ayant figuré dans l’exposition Entartete Kunst.
PAYÉES À VIL PRIX
Hildebrand Gurlitt a donc accaparé ces œuvres – ou les a payées à vil prix – en 1938 et leur a fait traverser la guerre sans dommage. En 1945, quand le IIIe Reich s’est effondré, il a affirméque sa collection avait disparu dans la destruction de sa maison, àDresde, lors du bombardement de la ville en février 1945. Les autorités alliées l’ont cru, d’autant plus qu’il pouvait se prévaloir de son éviction de Zwickau en 1930 et de sa position initiale de défenseur des Modernes. Quand il est mort accidentellement en 1956, il avait depuis longtemps repris son travail au grand jour. Sa réputation était nette et son fils a pu entrer aisément en possession de ses biens, y compris de ses biens secrets.
Son nom n’a commencé à apparaître dans l’histoire des pillages nazis et du très fructueux commerce qui en est né que bien plus tard. Il est désormais voué à y tenir le premier rang. Surtout que sa collection ne se compose pas exclusivement des œuvres prises par les nazis dans les musées: elles n’en forment que le cinquième. Les premières recherches de provenance suggèrent que Gurlitt, fort de ses appuis officiels, avait aussi pour habitude de racheter pour des sommes dérisoires des œuvres à des collectionneurs juifs qui cherchaient à fuir le IIIe Reich. On imagine sans peine les termes du chantage auquel il se livrait alors.
VENDANT DE TEMPS EN TEMPS UNE ŒUVRE
Par ailleurs, une toile de Matisse, un portrait de femme, se révèle avoir appartenu au marchand parisien Paul Rosenberg, dont le meilleur de la collection, dissimulé dans un coffre de la Banque nationale pour le commerce et l’industrie, à Libourne (Gironde), fut saisi en 1941 sur dénonciation et conduit au Jeu de Paume, là où les nazis de l’Einsatzstab Reichsleiter Rosenberg (ERR) trafiquaient les œuvres prises dans les collections juives françaises.
Ce détail confirme qu’Hildebrand Gurlitt a été l’un des clients de l’ERR à Paris. On sait de surcroît, grâce au dépouillement des archives des ventes parisiennes, qu’il achetait aussi à l’Hôtel Drouot. Ainsi le 11 décembre 1942, des Corot, des Degas et un paysage de Cézanne – 5 millions de francs de l’époque pour cette seule toile, enchère record pour la période de l’Occupation. Hildebrand Gurlitt ne pouvait avoir le moindre doute sur l’origine criminelle des œuvres qu’il accumulait ainsi. Son fils Cornelius ne pouvait pas en avoir davantage. Il a donc choisi la clandestinité, vendant de temps en temps une œuvre pour continuer à vivre caché. Jusqu’à un fatal voyage en train vers la Suisse
Reste désormais aux experts une tâche immense : reconstituer la trajectoire de chaque pièce et retrouver les héritiers des propriétaires. Ce travail permettra d’en savoir encore beaucoup plus sur ce qui s’est réellement passé jusqu’en 1945 sur le marché de l’art, en Allemagne évidemment, mais aussi dans les pays occupés, à commencer par la France.