La survie après le viol!
C’est le premier film qui rend visible tout l’étendue de l’horreur des femmes violées pendant le génocide des Tutsis au Rwanda. Vingt ans après ces viols qui constituaient une arme de guerre de destruction massive, des femmes devenues mères, aussi brisées que courageuses, racontent ce qui s’est passé et comment elles ont continué à vivre avec les enfants des génocidaires à leur côté.
Dans un dispositif cinématographique sobre, puissant et très respectueux envers les femmes victimes et leurs paroles, les Belges André Versaille, écrivain, éditeur et réalisateur, et Benoît Dervaux, réalisateur et cadreur attitré des frères Dardenne, ont réussi à capter l’inimaginable d’un crime qui n’est pas fini pour ces femmes.
«Randa, la vie après. Paroles de mères» vient de recevoir le Prix du public au 28e Festival international de programmes audiovisuels (FIPA) à Biarritz. Entretien.
20 ans après le génocide contre les Tutsis et après les commémorations de l’année dernière, certains vont dire: «Encore le Rwanda?» Pourquoi votre film est si important ?
Je m’occupe de la question rwandaise depuis 2001 et ce que je voulais faire comme film aujourd’hui, c’est donner la parole aux femmes. Pourquoi aux femmes ? Parce que, en juillet 1994, quand le génocide est stoppé, les hommes peuvent souffler. Ils ont subi l’horreur absolue, mais ils peuvent commencer à se reconstruire. Pour les femmes, rien n’est fini. Pourquoi? Parce qu’il y a eu les viols et ce ne sont pas ce qu’on appelait autrefois des viols «collatéraux» d’une guerre. Ces viols étaient au centre de la guerre.
Depuis une trentaine d’années, que ce soit en Ex-Yougoslavie, puis en Somalie et après au Rwanda et au Congo, le viol est devenu une arme de guerre de destruction massive. C’est-à-dire qu’on détruit une population par les femmes.
Ces femmes sont des survivantes, après avoir été violées, très souvent mutilées et contractées le VIH/sida…
Ces femmes, une fois le génocide terminé, se retrouvent enceintes d’un génocidaire, donc d’un enfant que, pour la plupart, elle déteste déjà en étant enceinte. Et leur famille ne supporte pas l’idée que, après avoir été massacré par le génocidaire, en plus on va élever son enfant. C’est inimaginable, et on le comprend. Donc ces femmes vont accoucher dans la solitude et vont vivre dans la solitude avec cet enfant qu’elles auront énormément de mal à aimer. Je me souviens d’une femme qui m’avait dit: «je n’ai pas pu supporter ma fille avant ses 16 ans. Je ne supportais pas son regard, sa voix, sa démarche, je ne supportais rien. Et je la maltraitais tout le temps».
En plus, quand elles essayent de se reconstruire, le fait qu’elles étaient violées et qu’elles aient survécu les culpabilise par rapport aux autres femmes et en même temps les rend suspectes. J’ai découvert aussi qu’il n’y a pas tellement de choses sur les femmes. Pourquoi ? Bien sur, parce qu’il y a la honte de dire.
Par chance, j’ai pu rencontrer Godelieve Mukasarasi [une femme hutu dont le mari tutsi a été assassiné, ndlr] qui a une petite ONG, Sevota, et qui s’occupait justement de femmes violées et qui m’a dit qu’elle pourrait me faire rencontrer des femmes qui parlent librement. Ce sont des femmes des collines.
Vous soulignez qu’il était important d’interviewer des femmes des collines et non pas des femmes de Kigali.D’abord je dois rendre hommage à l’écrivain sénégalais Boubacar Boris Diop qui a écrit Murambi, le livre des ossements, un livre important.
Quand je lui ai parlé de mon projet, il m’a dit que, généralement, les personnes à Kigali ont une vision un peu convenue. Pour eux, le génocide a été épouvantable, mais c’est terminé. Pour eux, il n’y a plus de Tutsis, il n’y a plus de Hutus, « nous sommes tous des Rwandais ».
Évidemment, c’est ce qu’il faut faire, mais on pense bien qu’au bout de 20 ans, les blessures ne sont pas renfermées. Donc dans les collines, il y avait des femmes qui n’avaient pas témoigné jusqu’ici, elles étaient beaucoup plus libres.
Pourquoi ces femmes ont-elles accepté de vous raconter ces horreurs subies qu’elles n’avaient même pas racontées à leurs propres enfants ?
Je vous avoue, je ne sais pas. Au début, je me suis adressé à des spécialistes du Rwanda et ils étaient assez décourageants. Ils m’ont dit: «vous savez, les Rwandais ne sont pas très loquaces, ce ne sont pas des gens qui se plaignent, ce sont des gens qui sont beaucoup plus renfermés, quasiment farouches. Vous êtes un homme, cela ne vous a pas échappé, vous êtes un Blanc et vous voulez parler à des femmes sur des questions qui sont à la fois très culpabilisantes, intimes, vous aurez beaucoup de mal, elles ne parleront pas».
Mais j’avais trois amis tutsis, qui sont remerciés dans le film, qui m’ont dit: «écoute, c’est vrai ce qu’on t’a dit, mais cela n’est pas sûr non plus». C’est aussi une question de tact et de contact. Ce qui était très difficile, c’était de faire en sorte que les enfants puissent parler. Dans le film, il y a deux enfants qui en parlent très librement.
En dix ans, toute la haine qu’ils avaient pour leur mère a disparu. Elles sont devenues de vraies mères, mais cela a pris 17 ou 18 ans ! On ne se rend pas compte de la difficulté, de la douleur ce que peut être. Et c’est de cela qu’elles témoignent. C’est quelque chose que, jusqu’ici, je n’avais jamais vue. J’ai vu de très bons films sur le Rwanda et le génocide des Tutsis, mais cette question de la femme et de l’enfant, je ne l’ai jamais vue. Et pour moi, c’était ce qui m’a le plus touché dans l’histoire du génocide.
Au début du film, les femmes disent: «depuis le viol, je n’ai jamais vécu un seul jour heureux dans ma vie ». Et à la fin du film, une femme déclare : « je dois vivre, parce que les violeurs ne voulaient pas qu’on vive ». C’est ça aussi la raison d’être des ces femmes, la raison pour continuer leur existence ?
Ce n’est pas aussi simple. Il y a des femmes qui s’en sortent, qui ont vraiment retrouvé leurs enfants. Il y a des femmes qui sont encore dans le traumatisme. Donc on ne peut pas généraliser. Ce qui me semble vraiment important, c’est le fait de pouvoir dire les choses. Je me souviens, Godelieve Mukasarasi, la directrice de cette petite association, m’a dit: «tu sais, il y a des choses qu’elles viennent de dire que je n’avais jamais entendues».
Il y a une pulsion vitale qui est formidable. Les réunions de ces femmes se terminent avec des chants et des danses, et on voit des choses qui sont magnifiques. Pour moi, ces femmes sont mes héroïnes. Même aujourd’hui, quand je vois le film et Dieu sait que je le vu et revu, il me laisse ému.
Le rôle des enfants dans le film, est-ce pour inscrire cette histoire de viols dans la durée, dans l’histoire du Rwanda ?
Oui. Il y a la souffrance des mères, mais il était important aussi de voir les enfants. J’y tenais particulièrement, parce que c’est la relève. On va voir, dans dix ans, comment ils seront. J’aimerais bien les suivre. Je continue à avoir des contacts avec quelques femmes par téléphone ou par mail. Ces enfants font aussi un chemin grâce à l’association Sevota qui a travaillé sur la déculpabilisation des femmes et le fait d’assumer ce qu’elles ont vécu et de le dire elles-mêmes à l’enfant.
Quand un enfant disait : «je veux savoir qui était mon père», la femme le battait, elle ne pouvait pas lui dire. Donc elles ont appris, petit à petit, à pouvoir le dire. Chez certaines, il y a une reconstruction, chez d’autres, l’enfant n’a pas voulu réagir, chez d’autres, c’était l’hostilité. Ces enfants, c’est le futur.
Il y en a combien d’enfants de femmes violées ?
Beaucoup. On n’est pas sur quelques centaines, ce sont des milliers enfants. Il s’agit d’un phénomène important. Au départ, ces enfants n’étaient pas aidés. C’était tout un combat. Par exemple, le viol, au début, à la prise du pouvoir du nouveau gouvernement, ils avaient fait une échelle sur quatre concernant la gravité des crimes. Le viol était considéré comme le moins grave ! C’est-à-dire à l’équivalence de vols de meubles, non punissable. Et les femmes ont dû lutter, même si au bout de quelques mois la loi a été adoptée et le viol est devenu le crime majeur avec les massacres. Mais ils ont quand même dû lutter pour cela.