Parade au « Camarade »!
Quand la nouvelle de l’assassinat de Chokri Belaïd est tombée, la Tunisie a été saisie d’effroi. Qui ne revoit pas encore les visages bouleversés, tordus de chagrin, des Tunisiens, à la fois partagés entre dignité, qui devait être le seul moyen de répondre à la barbarie et, en même temps inquiétude de savoir qui, comment, pourquoi?
En effet depuis, le peuple s’incline, avec émotion, à la mémoire de Chokri Belaïd, qu’un criminel dont la barbarie armait la lâcheté, avait tué avec sang-froid. Chokri Belaïd a été inhumé et a eu droit à des funérailles nationales. L’armée a veillé à la sécurité du cortège funèbre qui a quitté la maison de la culture de Djebel Jelloud en direction du cimetière du Jellaz à pied, pour l’inhumer dans le Carré des Martyrs.
Des milliers de bougies avaient illuminé le ciel, devant chez lui, pour exprimer à sa famille qu’il ne sera jamais oublié et pour témoigner à ses proche de la solidarité de tout un peuple dans l’épreuve qu’elle continue de traverser.
C’est la fidélité au camarade Chokri Belaïd. Car c’est ainsi qu’il préférait qu’on l’appelle, malgré son statut de secrétaire général du Parti des patriotes démocrates unifié et coordinateur du Front populaire.
Cet opposant hors norme, qui a tenu tête au régime de Bourguiba, à celui de Ben Ali, aux différents gouvernements Ghannouchi, au cabinet de Beji Caïd Essebsi et tout dernièrement à la Troïka, a suscité tour à tour admiration, irritation et convoitise, mais jamais de haine.
Dans sa localité de Djebel Jelloud, où il est né, il découvre la vie des quartiers populaires et le système social injuste. Dès l’âge de 16 ans, il s’insurge contre la misère et s’escrime à faire de la politique. Le contestataire était né.
Il rejoint sans peine le Mouvement Scolaire et commence déjà à sillonner les lycées. Il gardera d’ailleurs tout au long de son parcours politique un lien indéfectible avec les jeunes qu’il nommait «Echabiba» et tenait particulièrement à les encadrer. Après avoir décroché un bac Math Sciences, il est inscrit à la faculté des Sciences à Tunis. Et c’est à l’université tunisienne qui était un espace fortement politisé dans les années 80, que Chokri Belaïd s’est imposé comme un leader incontesté du mouvement estudiantin.
D’aucuns se remémorent encore ses discours du haut du rocher de «Socrates» au Campus universitaire. Très actif, il a été détenu à Rjim Maatoug (Sud tunisien) en avril 1987, en raison de son activisme politique dans le milieu universitaire, sous le régime de Bourguiba.
A sa libération après l’ascension de Ben Ali au pouvoir, il participa à l’organisation du 18e congrès extraordinaire de l’Union Générale des Etudiants de Tunisie (UGET), en 1988, dont il deviendra membre du bureau exécutif. Il partira en 1991 étudier le droit en Irak avant de poursuivre ses études de 3e cycle à l’université Paris VIII en France.
De retour à Tunis, Chokri Belaïd porte la robe d’avocat et prend à sa charge plusieurs procès politiques. Il défendra tour à tour journalistes, activistes, militants de gauche comme de droite et bien sûr… les salafistes de Kairouan.
Mais c’est en défendant les syndicalistes du bassin minier de Gafsa, en 2008, qu’il s’est attiré les foudres du pouvoir. Il est kidnappé par la police politique en décembre 2011 en compagnie de Me Abderraouf Ayadi, avant d’être relâché après un mouvement de soutien des avocats.
Après la révolution, il est nommé membre de la Haute instance pour la réalisation des objectifs de la révolution du 14 janvier 2014. Porte-parole du mouvement des patriotes démocrates, légalisé en mars 2011, avant de devenir en avril de la même année secrétaire général du Parti des patriotes démocrates unifié, il a été également l’un des fondateurs d’une alliance de gauche, regroupant une dizaine de partis et de personnalités nationales, le Front populaire, qui se définit comme une alliance d’opposition à la Troika au pouvoir et une alternative à une alliance regroupée auprès de Nida Tounès, dont il a été nommé coordinateur général.
Depuis le 14 janvier, grâce à sa présence sur les plateaux TV, il était devenu une figure familière de la scène politique nationale, où son art du contre-pied explique l’engouement des animateurs à l’inviter.
En effet, Chokri Belaïd détonnait par le choix de ses propos. Farouche adversaire lors de ses apparitions publiques, il n’aimait pas être physiquement protégé de partisans zélés. C’est ce que savaient apparemment ses agresseurs.
Cet enfant du pays reposera en paix alors que ses amis sont réunis autour de leur souvenir. Le souvenir d’un homme dont l’honneur est de conduire le combat sans jamais avoir renoncé à ses principes.
Ses amis, ses camardes et ses adversaires réunis autour de lui pour un dernier adieu se rappelleront sa grande pudeur, sa réserve, sa retenue et sa propension à ne jamais se plaindre mais aussi cette obstination, cette volonté farouche de continuer un combat qui ne s’est jamais interrompu.
Aujourd’hui, c’est l’adieu aux armes, camarade. Repose en paix, vaillant militant. Le «chebab» a déjà pris la relève, comme tu l’aurais tant souhaité.