« Vénus noire »: la Vénus hottentotte dérangeante et bouleversante d’Abdellatif Kechiche.
Originaire de la colonie du Cap, aujourd’hui province de l’Afrique du Sud, Saartjie Baartman, jeune femme d’ethnie khoisan, fut exhibée en Europe de 1810 à sa mort en 1815, à Paris. Le moulage de son cadavre fut exposé au Musée de l’homme, à Paris, jusqu’en 1974.
Effigie, au sens littéral du terme, de la condition dans laquelle l’Occident a tenu la partie de l’humanité qu’il considérait inférieure, Saartjie Baartman est devenue, après la chute du régime d’apartheid, un symbole pour l’Afrique du Sud nouvelle, qui a demandé et obtenu la restitution de ses restes.
La première séquence de Vénus noire donne la mesure de la violence et de la force tellurique du film d’Abdellatif Kechiche. Dans un amphithéâtre, un homme exhibe à d’autres hommes le sexe d’une femme. Ce geste pornographique est le fait d’une figure du panthéon français, le naturaliste Georges Cuvier (François Marthouret). Il montre les organes génitaux qu’il a détachés d’un cadavre féminin. La lumière crue qui inonde l’amphithéâtre souligne l’obscénité du vocabulaire zoologique appliqué à un être humain.
Abdellatif Kechiche raconte l’histoire de l’être qui habita ce cadavre, la « Vénus hottentote ».
Vénus noire raconte les cinq dernières années de cette odyssée misérable. Creusant encore le sillon de ses deux derniers films, L’Esquive (2003) et La Graine et le mulet (2007), Kechiche procède par grands blocs de narration. Au risque du malaise, chaque séquence va jusqu’au bout des actes et des pulsions des personnages. C’est le meilleur moyen pour démêler l’écheveau de racisme, de fantasmes, d’avidité, qui a fait le destin de Saartjie Baartman.
La colère qui anime ce film terrible n’empêche pas la lucidité. Celle de Kechiche d’abord, qui extrait de ce destin brisé une vision très claire du moment où s’est formé le rapport des puissances coloniales au reste du monde. La virulence du discours n’empêche pas la lucidité du spectateur. C’est l’un des traits les plus singuliers de ce film que de remettre en cause sans cesse (et sans ménagement) la place de ce dernier.
Après l’exhibition scientifique, Kechiche revient 5 ans en arrière, à Piccadilly, où la Vénus hottentote est montrée dans un établissement forain. Cette séquence déroule l’intégralité du spectacle monté à l’intention du public populaire londonien. Caezar (Andre Jacobs), un Afrikaner venu du Cap avec Saartjie, la fait passer pour une créature semi-sauvage. Kechiche filme avec attention la résignation parfois traversée de colère de la jeune femme, l’entrain forcé de Caezar et les réactions de la foule.
Au lieu de procéder par plans brefs, qui constitueraient une galerie de trognes, Kechiche et ses opérateurs (Lubomir Bakchev et Sofian El Fani) s’attardent assez longtemps pour que l’on distingue les compatissants et les voyeurs, les choqués et les effrayés.
Viendront ensuite les publics d’une salle d’audience (lorsqu’une société anti-esclavagiste londonienne demande l’interdiction du spectacle), d’un cabaret parisien, d’un salon libertin, du Muséum d’histoire naturelle (où Saartjie Baartman fut examinée de son vivant par Cuvier). A chaque station, les questions s’accumulent : suffit-il de voir et de s’indigner pour acquitter sa dette à l’égard de la victime que l’on montre ? Cette pornographie à alibi scientifique née autour des attributs physiques de la jeune femme peut-elle être montrée sans troubler ?
Ce qui ne veut pas dire que Kechiche se défausse de sa responsabilité de metteur en scène. S’il a gardé sa façon de gérer le temps du film, Vénus noire est mis en scène avec moins d’abandon que L’Esquive ou La Graine et le mulet. La caméra traque toujours les visages, mais le découpage est plus net. Le choc entre l’appareil du film d’époque (le décor de Piccadilly est impressionnant) et l’image numérique, précise, impitoyable, est fécond. Il donne à ces scènes survenues il y a deux siècles une immédiateté douloureuse.
Dans ce grouillement du XIXe siècle filmé comme s’il survenait aujourd’hui, les personnages vivent leur vie. Le projet originel du réalisateur était de cueillir Sarah Baartman avant son départ d’Afrique. Faute de moyens, on la découvre à Londres, déjà alcoolique, en proie à une tristesse qui ne se dissipe que rarement. Ce que Kechiche demande à la jeune Cubaine Yahima Torres va bien au-delà du travail ordinaire d’une actrice. Etre à la fois la marionnette que voient les foules et la femme qu’elle s’efforce de demeurer. Il faut de l’abandon et de la force, de l’instinct et de l’intelligence. Yahima Torres trouve tout ça ; si elle n’y était pas parvenue, Vénus noire aurait sans doute été un film insupportable à regarder.
Les personnages qui l’entourent n’inspirent guère de sympathie, à la possible exception de Caezar. Le comédien sud-africain André Jacobs en fait un maquignon retors mais pas dépourvu de sensibilité. Son successeur, le Français Réaux (Olivier Gourmet) est un maquereau sans conscience qui livre la pauvre Vénus à la libido de l’aristocratie française.
Enfin, la dernière station de ce chemin mène Saartjie Baartman sous le regard des scientifiques. C’est là que le plus grand mal est fait, dans cette détermination « objective » de la hiérarchie entre humains. François Marthouret, intense, monomaniaque, compose un savant fou à force de raisonnements faussés. Et la résistance que lui oppose la jeune femme fait entendre, très faible, très ténue, la voie de la raison